Colloque 2015

Argument

Le concept d’hallucination et celui d’état modifié de conscience sont utilisés à travers de nombreuses disciplines afin de désigner un ensemble d’expériences subjectives, de processus mentaux et de comportements auxquels se trouvent confrontés psychologues, psychiatres, neuroscientifiques, anthropologues ou encore philosophes. De nombreuses voix se sont toutefois élevées pour mettre en question la putative unité de ces concepts et l’intérêt heuristique d’y recourir. Ce colloque interdisciplinaire se propose de faire le point sur ces deux concepts et de réfléchir à leur avenir en envisageant différentes manière de les repenser, de les amender ou de les ramifier. Ce faisant, il s’agira aussi de s’interroger sur la meilleure méthodologie à adopter dans l’étude de ces concepts et sur les potentielles synergies qui existent entre théorisation, expérimentation et application thérapeutique.

I. Les hallucinations.

(Jeudi 19 novembre, matin ; samedi 21 novembre, toute la journée).

Le concept classique d’hallucination s’est élaboré à partir de la tradition représentationaliste cartésienne et de sa préoccupation pour la menace épistémologique que faisait selon elle peser la possible existence de représentations perceptives fausses possédant l’apparence de représentations perceptives vraies (e.g., Smith 2002). Parallèlement les psychologues et psychiatres ont traditionnellement défini l’hallucination comme représentation perceptive d’un objet en l’absence même de tout objet (Esquirol 1838 ; Falret 1864 ; Ey, 1973). Ces deux définitions partagent un même présupposé : celui que le bon cas (le cas de perception véridique) et le mauvais cas (le cas d’hallucination) se ressembleraient de très près. Les philosophes parlent ainsi d’« indiscriminabilité » entre expérience véridique et expérience hallucinatoire tandis que les psychiatres parlent d’un même « sens de réalité » qui marquerait l’expérience véridique et l’expérience hallucinatoire correspondante.

L’idée selon laquelle la (quasi-)identité entre la perception véridique et l’hallucination serait essentielle dans la définition de l’hallucination a été progressivement mise en question. Chez les philosophes, les partisans du disjonctivisme ont contesté l’existence d’un facteur commun entre perception véridique et hallucination, tout en conservant néanmoins le concept d’indiscriminabilité (M.G.F Martin 2002, 2004 ; McDowell 1994 ; Dokic & J.-R. Martin 2012). D’autres ont, plus radicalement encore, contesté l’existence même d’une indiscriminabilité entre perception et hallucination (Austin 1962 ; Putnam 1999 ; González 2010) ainsi que l’idée selon laquelle l’expérience perceptive serait définie par un contenu intentionnel « parlant » du monde et possédant des conditions de vérité (Austin 1962 ; Travis 2013 ; Benoist 2013). De même, en psychiatrie, plusieurs auteurs ont, dès le début du XXe siècle, questionné l’existence d’une même impression de réalité qui serait partagée entre la perception quotidienne du monde et les épisodes hallucinatoires (Jaspers 1913 ; Merleau-Ponty 1945). Cette critique est aujourd’hui reprise et approfondie par certains (Sass 1994 ; Ratcliffe 2013).

Les données documentant la nature des hallucinations sont aujourd’hui d’une grande diversité : phénoménologiques (Masters & Houston 1966 ; Shanon 2002), anthropologiques (Furst 1976 ; Luhrmann 2011), transculturelles (Luhrmann et al. 2015 ; Larøi et al. 2014), psychologiques (Siegel & West (eds.) 1975 ; Aleman & Larøi 2008), neuropsychologiques (Jardri et al. (eds.) 2013 ; Collerton et al. (eds.) 2015), psychopharmacologiques (Hobson 2001 ; Corlett, Frith & Fletcher 2009), neurocomputationnelles (Bressloff et al. 2002 ; Froese et al. 2013), etc. Le colloque visera moins à présenter ces données empiriques qu’à réfléchir, à partir d’elles et à partir d’autres, à la théorisation que l’on en peut faire, et à la position théorique générale qu’il convient d’adopter à propos des hallucinations.

II. Les états modifiés de conscience.

(Jeudi 19 novembre, après-midi ; vendredi 20 novembre, toute la journée).

Le concept d’état modifié de conscience (EMC) fut développé dans les années 1960 (Ludwig 1966 ; Tart 1969). Il s’est rapidement diffusé dans les milieux de la contre-culture, mais également, de manière plus formelle, au sein de la psychologie (notamment sous sa variante transpersonnelle), de l’anthropologie et des neurosciences. De nombreuses faiblesses du concept ont été dénoncées au cours des décennies, et aujourd’hui, aux yeux de certains auteurs, les EMC ne sont guère plus qu’une « notion pseudo-scientifique » (Kaech 2010) et « un pseudo-concept cumulant les défauts d’une compréhension nulle et d’une extension indéterminée » (Bonhomme 2001). A notamment été allégué contre le concept d’EMC son hétérogénéité (il couvre des phénomènes très variés), son naturalisme naïf aveugle aux variations culturelles et sa dépendance vis-à-vis de comptes rendus subjectifs peu fiables.

Toutefois, ces deux dernières décennies ont vu le développement de nouvelles théories des EMC qui proposent une vaste révision du concept classique et qui échappent ainsi à bon nombre des critiques qui lui furent opposées par le passé. Reprenant et améliorant le travail pionnier de Dittrich (1994 ; 1998), grâce notamment à de nouvelles techniques de traitement statistique, Studerus (2013) a ainsi développé une nouvelle grille de classification des EMC. Cette taxonomie a permis de mettre en évidence l’existence d’un noyau d’expérience partagé par toutes les expériences classiquement définies comme EMC. Vollenweider et son équipe ont par ailleurs mis au jour les mécanismes neurobiologiques qui sous-tendent les différents paramètres constitutifs de leur grille de mesure des EMC (e.g., Vollenweider & Kometer 2010).

Partant de sa connaissance de la phénoménologie et de la neurobiologie des rêves, et étendant ensuite son analyse à d’autres types d’expériences, Hobson (2001) a de son côté proposé un modèle des EMC reposant sur trois dimensions fondamentales : l’activation cognitive (la vitesse de traitement des informations par le cerveau), l’origine de l’information (majoritairement extéroceptive ou majoritairement intéroceptive) et la modulation de l’activité cognitive (notamment à l’aide de la mémorisation et des contraintes top-down). Ce modèle à trois dimensions permet ainsi de spécifier les ressemblances et les dissemblances entre les différentes expériences habituellement catégorisées comme EMC.

Un dernier exemple du renouveau des modèles des EMC est celui en cours de développement par Carhart-Harris (Carhart-Harris et al. 2014). Ce modèle s’inscrit clairement dans le paradigme du cerveau bayésien (Friston 2010 ; Hohwy 2013). Fortement inspiré par l’étude des expériences psychédéliques, il propose de définir un spectre de la conscience sur lequel s’étalent d’un côté des expériences fortement entropiques (où dominent la flexibilité cognitive et la révision rapide des priors) et d’un autre côté des expériences très faiblement entropiques (où dominent la raideur cognitive et l’imposition rigide des priors).

Si ces récentes modélisations ont beaucoup fait pour améliorer la rigueur et la précision avec lesquelles les EMC sont définies, beaucoup de questions théoriques et méthodologiques demeurent posées. Le colloque se propose justement de faire le point sur les récentes avancées réalisées et de dresser un panorama des voies à explorer dans le futur. Une question définitionnelle très générale est celle de savoir si les EMC sont plus pertinemment définis comme une altération de la conscience d’accès, de la conscience phénoménale ou des deux à la fois (cf. Block 1995). Certains ont explicitement soutenu que les EMC étaient d’abord une affaire de processus informationnels et représentationnels (Revonsuo et al. 2009). De ce point de vue, il serait plus pertinent de parler de modification de la cognition que de modification de la conscience. Mais d’autres, au contraire, ont souligné que la plupart des modèles neurocomputationnels des EMC s’en tenaient à l’étude des modifications de la conscience d’accès et que tout restait donc à faire en matière de conscience phénoménale (Rock & Krippner 2007). L’intérêt récent des neurosciences de la conscience pour les qualia (Balduzzi & Tononi 2009) ou encore la proposition de jonction (Ratcliffe 2013) entre les modèles neurobiologiques de la schizophrénie (Fletcher & Frith 2009) et la tradition d’étude phénoménologique de la schizophrénie (Jaspers 1913) laisse augurer du meilleur sur le versant phénoménal des modifications de la conscience. Et ce d’autant plus que, cette dernière décennie, de grands progrès ont été faits dans l’élaboration de techniques introspectives permettant de restituer de manière fiable toute la richesse des expériences vécues (Lutz & Thompson 2003 ; Hurlburt & Heavey 2006 ; Petitmengin et al. 2013). Une autre question qui reste largement ouverte est celle de la construction et de la variation des expériences classifiées comme EMC à travers les cultures (Laughlin, McManus & d’Aquili 1990 ; Laughlin 2011). De manière plus générale encore, l’enjeu de redéfinition des EMC recoupe des problématiques très concrètes liées aux applications thérapeutiques rendues possibles par la recherche dans ce domaine (Laureys 2015 ; Le Van Quyen 2015).


Programme

Jeudi 19 novembre

Salle Jean Jaurès (sous-sol), École Normale Supérieure – 29, rue d’Ulm – 75 005 Paris

« Le concept d’hallucination en question : enjeux théoriques et empiriques »

9h00-10h10 : Jérôme Dokic (EHESS, Institut Jean Nicod) – « Hallucinations et autres confusions métaperceptives »

10h10-10h30 : Pause café

10h30-11h40 : Martin Fortier (EHESS, Institut Jean Nicod) – « Phénoménologie et psychopharmacologie du sens de réalité : vers une modélisation bayésienne des hallucinations »

11h40-12h50 : Frank Larøi (Université de Liège) – « L’étude des hallucinations auditivo-verbales en sciences neurocognitives : aspects méthodologiques et théoriques »

12h50-14h30 : Pause déjeuner

« Le concept d’état modifié de conscience en question : études de cas »

14h30-15h30 : Michel Bitbol (CNRS, Archives Husserl) – « Sur la valeur transformatrice de l’épochè phénoménologique : un parallèle avec les disciplines contemplatives »

15h30-16h30 : Alexandre Billon (Université de Lille) – « Comprendre le délire de Cotard : leçons de l’étude de la dépersonnalisation »

16h30-16h45 : Pause café

16h45-17h45 : Jean-Rémy Martin (University of Sussex) – « Les altérations du sens de l’agentivité dans l’hypnose »

17h45-18h45 : Frédérick Bois-Mariage (ARTEMOC) – « Les visions iconiques universelles comme illustration du potentiel heuristique transdisciplinaire de la notion d’EMC »

Vendredi 20 novembre

Amphithéâtre Duclaux, Institut Pasteur – 28, rue du Dr. Roux – 75 015 Paris

Table ronde : « L’esprit peut-il soigner le cerveau ? Perspectives thérapeutiques des modulations de la conscience »

Modérateurs : Guillaume Dumas (Institut Pasteur) & Raphaël Millière (University of Oxford)

9h30-9h55 : Trinlay Tulku Rinpoche (Lignée Kagyu) – « Méthodes de perfectionnement et de connaissance de l’esprit dans le bouddhisme Mahâyâna »

9h55-10h20 : Magali Molinié (Université Paris 8, Cornell University, REV France) – « Entente de voix : une pragmatique de l’espoir »

10h20-10h45 : Jean Becchio (CITAC, CHU Bicêtre) – « L’hypnose : du chamanisme aux neurosciences »

10h45-11h10 : Raphaël Gaillard (Université Paris Descartes, Centre Hospitalier Sainte Anne) – « Kétamine et monitorage de la confiance dans la prise de décision »

11h10-11h30 : Pause café

11h30-13h00: Table ronde

13h00-14h30 : Pause déjeuner

Table ronde : « La diversité des états modifiés de conscience : enjeux méthodologiques et métriques »

Modérateurs : Martin Fortier (EHESS, IJN) & Raphaël Millière (University of Oxford)

14h30-15h00 : Frédérick Bois-Mariage (ARTEMOC) – « Contribution à une historiographie de la notion d’EMC »

15h00-15h30 : Guillaume Dumas (Institut Pasteur) – « Approches catégorielles et dimensionnelles des EMCs »

15h30-16h00 : Michel Le Van Quyen (Institut du Cerveau et de la Moelle Epinière, INSERM, CNRS) – « Faire l’expérience de son cerveau : neurophénoménologie et neurofeedback »

16h00-16h30 : Claire Petitmengin (Institut Mines-Télécom, Archives Husserl) – « Les méthodes et enjeux d’une description micro-phénoménologique de l’expérience méditative »

16h30-17h00 : Arnaud Halloy (Université de Nice Sophia Antipolis) – « Possession religieuse et états modifiés de conscience »

17h00-17h30 : Pause café

17h30-19h00 : Table ronde

Samedi 21 novembre

Salle 236 (2e étage), École Normale Supérieure – 29, rue d’Ulm – 75 005 Paris

Atelier: « La philosophie de la perception à l’épreuve des hallucinations »

9h00-10h30 : Raphaël Millière (University of Oxford) – « Hallucinations, illusions et réalité virtuelle : l’hypothèse du continuum des anomalies perceptives »

10h30-10h45 : Pause café

10h45-12h45 : Jocelyn Benoist (Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, Centre de Philosophie Contemporaine de la Sorbonne) – « L’hallucination parfaite ou la philosophie hallucinant la perception »

12h45-14h15 : Pause déjeuner

14h15-16h15 : Martin Fortier (EHESS, Institut Jean Nicod) – « Les théories de la perception face aux expériences hallucinogènes : indiscriminabilité, parasitisme et sens de réalité »

16h15-16h30 : Pause café

16h30-18h30 : Pierre-Henri Castel (CNRS, Institut Marcel Mauss) – « Ce que l’histoire de la clinique psychiatrique en France suggère sur les hallucinations psychotiques »

 


Résumés des Communications

N.B. Les résumés sont présentés par ordre chronologique.

Ne figure pas de résumé pour les communications des tables rondes.

 


Jérôme Dokic

(EHESS, Institut Jean Nicod)

« Hallucinations et autres confusions métaperceptives »

 


Martin Fortier

(EHESS, Institut Jean Nicod)

« Phénoménologie et psychopharmacologie du sens de réalité :
vers une modélisation bayésienne des hallucinations »

Les philosophes définissent classiquement l’hallucination comme une expérience perceptive fausse (c’est-à-dire sans objet réel) qui apparaît comme subjectivement indiscriminable de l’expérience perceptive vraie correspondante. La limite de la théorisation philosophique des hallucinations est qu’elle s’est jusqu’ici fondée sur de simples expériences de pensée, dont on ne sait au juste si elles concernent des phénomènes réels ou si elles ne sont que de purs objets fantasmagoriques existant seulement dans l’esprit de quelques savants de cabinet. Une manière de repenser la nature des hallucinations – et donc de la perception – en s’assurant que l’on parle bel et bien de choses réelles est d’étudier les hallucinations effectivement éprouvées par les gens. Les hallucinations induites par les substances psychotropes constituent à cet égard une précieuse source d’information.

Mais alors, que l’induction pharmacologique des hallucinations nous enseigne-t-elle ? Si l’on se tourne du côté des hallucinogènes (psilocybine, LSD, mescaline, DMT, etc.) il apparaît que l’indiscriminabilité, dont faisaient grand cas les philosophes classiques, ne devient plus un critère pertinent des hallucinations au sens où, sous l’effet de ces substances, les sujets sont parfaitement capables de distinguer entre les expériences perceptives qui relèvent du monde ordinaire et celles qui relèvent du monde psychédélique. Néanmoins, les sujets ajoutent que bien qu’ils puissent parfaitement discriminer leurs expériences hallucinogènes de celles qu’ils ont d’ordinaire, les premières ne semblent pas moins réelles que les secondes – même si leur réalité s’éprouve en un sens différent. Comprendre la nature de ces expériences hallucinogènes requiert donc de comprendre la nature du sens de réalité et de ses variations possibles. Ce qui est au cœur de la théorie des hallucinations n’est dès lors plus le critère d’indiscriminabilité, mais celui de sens de réalité.

Plusieurs auteurs se sont ces dernières années intéressés, tant d’un point de vue théorique (e.g., Ratcliffe, Noë, Matthen, Dokic) que d’un point de vue expérimental (e.g., Slater, Seth, Blanke, Simeon), au sens de réalité (ou au sentiment de réalité ou au sentiment de présence) et à ses distorsions possibles. La limite de ces approches, toutefois, tient en ce qu’elles supposent le plus souvent que le sens de réalité est une espèce naturelle possédant une phénoménologie homogène et des mécanismes sous-jacents unifiés. Nous tenterons de montrer à partir de divers exemples qu’il n’en est rien. Nous nous poserons par ailleurs la question du lien entre sens de réalité et indiscriminabilité. Si, en effet, les hallucinogènes induisent des expériences modifiées qui sont discriminables des expériences ordinaires, en revanche, les délirants (datura, brugmansia, devoisia, mandragore, jusquiame, etc.), eux, induisent des expériences tout à fait indiscriminables des expériences ordinaires, mais dont le sens de réalité peut pourtant parfois être différent de celui éprouvé d’ordinaire. Cela semble donc suggérer un possible découplage entre sens de réalité et indiscriminabilité qui exclurait l’hypothèse selon laquelle l’indiscriminabilité subjective procéderait du sens de réalité (cf. Dokic & Martin 2012).

Nous essaierons d’éclairer l’ensemble de ces questions sur la base d’éléments pour l’essentiel empiriques. Nous présenterons notamment un modèle des hallucinations et du sens de réalité qui s’inspire largement des principes du cerveau bayésien (Friston 2010 ; Clark 2013 ; Hohwy 2013) et qui synthétise dans ce cadre l’ensemble des connaissances psychopharmacologiques portant sur les hallucinogènes sérotoninergiques et sur les délirants anti-cholinergiques (e.g., Spinella 2001 ; Nichols 2004 ; Ray 2010). À vrai dire, deux modélisations bayésiennes des substances hallucinogènes ont déjà été proposées ces dernières années (Corlett, Frith & Fletcher 2009 ; Carhart-Harris et al. 2014). Le problème, toutefois, est que ces modèles échouent à intégrer les multiples dimensions pourtant offertes par le cadre théorique bayésien (Corlett et al. se contentent par exemple de modéliser l’action des psychotropes en termes d’activation/mitigation du bas niveau/du haut niveau).

Si le cadre bayésien se fonde sur la distinction somme toute assez classique entre données de bas niveau (les informations sensorielles ambiguës) et données de haut niveau (l’interprétation et la prédiction des données de bas niveau), il met également au jour bien d’autres mécanismes qui se trouvent jouer un rôle crucial dans la génération des hallucinations et du sens de réalité. Ainsi en va-t-il par exemple de la précision qui est attribuée aux données bottom-up ; selon le degré de précision reconnue, les données de bas niveau se verront conséquemment attribuer un poids plus ou moins important en comparaison aux données de haut niveau (Yu & Dayan 2005 ; Feldman & Friston 2010 ; Hesselmann et al. 2010). Des dysfonctionnements dans l’attribution du degré de précision des erreurs de prédiction peuvent, par un effet de cascade, générer de nombreuses anomalies perceptives et cognitives (e.g., Adams et al., 2014).

Une autre dimension centrale de la théorie bayésienne qui est demeurée jusqu’ici largement ignorée concerne non pas la modulation des données bottom-up ou top-down, mais la focale à travers laquelle apparaît à la conscience la distribution de probabilités censée modéliser le monde. Une même hypothèse a posteriori à propos de l’origine causale des données sensorielles peut en effet être envisagée sous sa forme première (c’est-à-dire comme une distribution de probabilités) ou sous une forme échantillonnée (n’accède à la conscience qu’un seul échantillon de l’ensemble de la distribution de probabilités) (Vul, Hanus & Kanwisher 2009 ; Moreno-Bote, Knill & Pouget 2011). En temps normal, l’interprétation des données sensorielles est échantillonnée (on fait l’expérience d’un état de choses univoque et non d’une multitude d’états de choses plus ou moins probables), mais nous suggérerons à partir de travaux sur la rivalité binoculaire que certains psychotropes peuvent atténuer l’effet d’échantillonnage et donc changer la focale de la conscience (cf. Frecska et al., 2003 ; Carter et al., 2007).

La mise au point de ce modèle multidimensionnel des expériences psychotropes se fera notamment par un travail de comparaison avec les modèles probabilistes existant de la psychose (Fletcher & Frith 2009 ; Corlett et al. 2010). Outre les hallucinogènes classiques et les délirants à scopolamine, nous verrons comment des psychotropes atypiques comme la Salvia divinorum (composée de salvinorine A, agoniste sur les récepteurs κ-opioïdes) ou l’Amanita muscaria (composée de muscimol, agoniste sur les récepteurs GABAA) entrent dans notre modèle. Nous comparerons également le type de sens de réalité et le type d’hallucination qui sont induits par les psychotropes à ceux que l’on rencontre dans les démences dégénératives (Parkinson, Alzheimer et corps de Lewy) (Collerton, Perry & McKeith 2005). Sur un plan plus théorique et philosophique, nous conclurons en montrant quels enseignements cruciaux l’on peut tirer de ce modèle quant à la nature et à l’articulation du contenu sensoriel, du sens de réalité et de la capacité de discriminabilité, et quant à la possibilité de distinguer les phénomènes d’illusion des phénomènes d’hallucination. Nous soutiendrons notamment une théorie éliminativiste des hallucinations : il n’existe pas de mécanisme unifié correspondant à ce que l’on appelle couramment les hallucinations ; il existe bien plutôt différents types de mécanismes, si bien qu’il convient d’identifier différents types d’hallucinations et de reconnaître que chacun d’entre eux pose des défis épistémologiques tout à fait distincts.

 


Frank Larøi

(Université de Liège)

« L’étude des hallucinations auditivo-verbales en sciences neurocognitives :
aspects méthodologiques et théoriques »

 

L’étude des hallucinations (auditivo-verbales) a suscité un intérêt croissant au cours des dernières années. La recherche sur ce phénomène complexe est multidisciplinaire, avec une forte contribution des sciences neurocognitives qui intègrent la psychologie expérimentale/cognitive, la neuropsychologie et la neurobiologie. Dans cet exposé, je présenterai quelques définitions des hallucinations et j’en décrirai les caractéristiques phénoménologiques. Je présenterai ensuite quelques exemples d’études qui ont exploré le rôle des mécanismes cognitifs et cérébraux dans les hallucinations. Ces études seront décrites en détail afin d’en illustrer différents aspects méthodologiques (l’évaluation des hallucinations, l’évaluation des processus cognitifs,…). Les implications théoriques de ces travaux seront également discutées. Enfin, j’exposerai quelques réflexions sur les limites de cette approche et les pistes à explorer dans des études futures.

 

 


Michel Bitbol

(CNRS, Archives Husserl)

« Sur la valeur transformatrice de l’épochè phénoménologique :
un parallèle avec les disciplines contemplatives »

Au premier degré, l’épochè a en phénoménologie une fonction de dévoilement du fondement vécu, toujours-déjà disponible mais négligé, de la connaissance objective. Par-delà cette dimension épistémologique, cependant, l’épochè s’est vue attribuer (par plusieurs phénoménologues à commencer par Husserl) une valeur de mutation existentielle dont les implications sont contemplatives et éthiques. Le choix de la locution « mutation existentielle » de préférence à « état modifié de conscience » se justifie par la radicalité de l’ambition phénoménologique. Si un « état modifié de conscience » peut encore être envisagé dans l’ambiance d’une opposition entre la conscience et le monde, ce n’est pas le cas d’une « mutation existentielle », car cette dernière peut très bien avoir pour résultat (comme c’est le cas dans un cadre phénoménologique suffisamment affermi) la dissolution de cette opposition et la ré-immersion dans le domaine d’immanence à partir duquel elle est constituée. Certaines conditions d’une telle épochè à visée existentielle seront précisées, puis l’état résultant sera caractérisé à grands traits et comparé aux étapes de la pratique contemplative. Des entretiens oraux avec un petit groupe de pratiquants de disciplines contemplatives seront mis à profit pour cette comparaison.

 

 


Alexandre Billon

(Université de Lille)

« Comprendre le délire de Cotard : leçons de l’étude de la dépersonnalisation »

 

Les patients souffrant du délire de Cotard peuvent nier être vivants, avoir un estomac, avoir un corps, ou même penser et exister. Ils peuvent aussi prétendre que le monde ou le temps ont cessé d’exister. Dans cette intervention, je montre qu’il y a des raisons décisives de maintenir que ces patients sont cohérents et compréhensibles,  mais que les principales théories neurocognitives du délire de Cotard peuvent difficilement permettre de le faire. Pour cela, je m’appuie sur le lien étroit entre le délire de Cotard  et un état modifié de conscience connu sous le nom de dépersonnalisation. Je défends l’idée que l’expérience de dépersonnalisation est similaire à celle des patients souffrant du délire de Cotard, laquelle peut être caractérisé par une diminution du caractère subjectif de la conscience et de deux autres trait structurels que j’appelle le caractère présent et le caractère actuel. Le syndrome de Cotard consiste simplement à prendre ces expériences anomales à la lettre et à endosser leur contenu.

 

 


Jean-Rémy Martin

(University of Sussex)

« Les altérations du sens de l’agentivité dans l’hypnose »

 

Les suggestions dites hypnotiques peuvent conduire à des expériences modifiées de l’agentivité, de la réalité ou encore de la mémoire. Le présent travail s’intéressera particulièrement aux modifications du sens de l’agentivité survenant à la suite de suggestions spécifiques qualifiées de suggestions motrices. Ainsi, lorsque l’on suggère au sujet que son bras se lève par lui-même (arm levitation suggestion), il en résulte généralement un sentiment de passivité à l’égard de ce mouvement. Les mécanismes relatifs à ces altérations du sens de l’agentivité sont encore largement controversés. Nous ferons l’hypothèse que le sentiment de passivité associé aux mouvements suggérés résulte de l’implication des mécanismes prédictifs ayant pour rôle de prédire les conséquences sensorielles (e.g., les conséquences proprioceptives) associées aux actions volontaires. Ces mécanismes conduisent au phénomène d’atténuation sensorielle par lequel les conséquences sensorielles d’une action volontaire sont atténuées tant d’un point de vue de l’intensité du signal que d’un point de vue phénoménologique. Inversement, les conséquences sensorielles accompagnant les actions passives ne peuvent être prédites de sorte que ces actions possèdent une saillance phénoménologique prononcée. Nous émettrons l’hypothèse que la suggestion motrice en jeu amplifie les signaux sensoriels associés à l’action suggérée en orientant l’attention du sujet sur ces signaux. En outre, nous défendrons également l’idée que la suggestion génère chez le sujet le prior qu’il n’est pas l’auteur de l’action suggérée. Ce prior génère certaines prédictions, entre autres que les signaux sensoriels devraient être délivrés avec une intensité similaire à celle des signaux associés aux actions véritablement passives. Ainsi, dans cette hypothèse, l’expérience de passivité résulterait de la correspondance entre l’intensité prédite et l’intensité actuelle des signaux sensoriels (e.g., signaux proprioceptifs) associés à l’action suggérée.

 

 


Frédérick Bois-Mariage

(ARTEMOC)

« Les visions iconiques universelles comme illustration du potentiel
heuristique transdisciplinaire de la notion d’EMC »

 

 


Raphaël Millière

(University of Oxford)

« Hallucinations, illusions et réalité virtuelle :

l’hypothèse du continuum des anomalies perceptives »

 

Selon la définition traditionnelle, les hallucinations sont des expériences perceptives survenant à l’état de veille qui ne dépendent pas causalement de la stimulation des organes afférant à la modalité sensorielle pertinente. Si cette définition convient bien aux « hallucinations parfaites » des philosophes, elle est directement contredite par la plupart des cas réels. Or l’abandon de la définition traditionnelle des hallucinations pose un problème épineux quant au critère de leur distinction avec les illusions. J’examinerai successivement différents critères alternatifs qui peuvent sembler prometteurs (la distorsion perceptive, l’évaluation métacognitive et l’intersubjectivité), pour montrer qu’aucun d’eux ne saurait tracer une ligne de partage absolue entre hallucinations et illusions dans l’ensemble des cas réels ; je m’intéresserai particulièrement aux cas les plus ambigus, souvent ignorés, notamment celui des dispositifs de réalité virtuelle. À la lumière de ce constat, je proposerai d’adopter un nouveau paradigme pour traiter des anomalies perceptives telles que les hallucinations et les illusions, « l’hypothèse du continuum », selon laquelle il existe un gradient continu d’expériences allant de la perception véridique aux cas de perception déceptive les plus indépendants de la stimulation des organes sensoriels. S’il demeure possible de situer les cas classiques d’hallucinations et d’illusions sur ce continuum, je tenterai de faire droit à l’idée qu’il n’existe pas de ligne de démarcation claire entre les deux catégories d’anomalies perceptives.

 

 


Jocelyn Benoist

(Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, Centre de Philosophie Contemporaine de la Sorbonne)

« L’hallucination parfaite ou la philosophie hallucinant la perception »

 

L’hallucination figure en bonne place dans l’arsenal argumentatif du philosophe de la connaissance. On peut parler d’un véritable « argument de l’hallucination », concurrent de celui de l’illusion. On s’interrogera d’abord pour savoir jusqu’à quel point ils se confondent où doivent être tenus pour distincts. L’un tient-il lieu, suivant une solution économique, de radicalisation de l’autre, voire de coupe-file par rapport à toute une série d’objections que l’on pourrait faire à l’autre ? Tout comme on pourrait le faire pour l’illusion, on s’interrogera ensuite sur le rapport de ce que les philosophes invoquent sous le nom d’« hallucination » et du ou des concept-s clinique-s recouvert-s par le même nom. Sans vouloir exempter ce dernier concept de toute contamination philosophique, puisqu’il appartient à une histoire dans laquelle philosophie et psychologie sont inextricablement liées, on mesurera l’écart qui existe évidemment entre les deux emplois et on essaiera à partir de là de cerner la signification exacte du concept d’« hallucination parfaite » en tant que construction proprement philosophique. On circonscrira le problème qu’un tel concept sert à formuler et, en un dernier temps, on se demandera si, de façon circulaire, l’intelligibilité même de ce concept n’est pas suspendue au fait qu’on ait déjà par avance accordé un sens audit problème, d’une façon telle qu’un certain type de réponse philosophique, à défaut d’être vraie, y soit toujours au départ au moins présupposée comme possible, suivant une forme subtile de pétition de principe.

 

 


Martin Fortier

(EHESS, Institut Jean Nicod)

« Les théories de la perception face aux expériences hallucinogènes :

indiscriminabilité, parasitisme et sens de réalité »

 

Les deux théories de la perception aujourd’hui les plus populaires sont sans aucun doute le représentationnalisme (ou intentionalisme) et le disjonctivisme. Toutes deux s’accordent pour dire que les hallucinations sont des expériences perceptives fausses qui sont subjectivement indiscriminables des expériences perceptives véridiques. Cependant, représentationnaliste et disjonctiviste diffèrent sur le point suivant : tandis que les représentationnalistes soutiennent que l’expérience hallucinatoire et l’expérience véridique sont fondamentalement identiques, le disjonctiviste soutient quant à lui que si expérience hallucinatoire et expérience véridique sont superficiellement identiques, en revanche, fondamentalement parlant, elles n’ont rien à voir. S’inspirant d’auteurs comme Merleau-Ponty ou Austin, certains philosophes contemporains (Ch. Travis 2013 ; J. Gonzalez 2004, 2010 ; J. Benoist 2013) ont soutenu une forme de « disjonctivisme radical » qui rejette le présupposé, commun aux représentationnalistes et aux disjonctivistes, selon lequel hallucination et perception véridique partageraient une même identité de surface (une même indiscriminabilité subjective).

La problématique de notre propos sera la suivante : si l’on s’intéresse aux expériences hallucinatoires réellement vécues par les gens, et particulièrement aux hallucinations induites par des psychotropes, plutôt qu’à de simples expériences de pensée, quelle théorie de la perception doit-on alors endosser ? Notre thèse sera que ni le représentationnalisme ni le disjonctivisme ni le disjonctivisme radical dans leurs formes actuelles ne sont susceptibles de rendre compte des hallucinations pharmacologiquement induites. Nous montrerons d’abord que l’indiscriminabilité subjective n’est pas un critère décisif pour cerner les hallucinations psychotropes. Bien plus crucial est le critère du sens de réalité. Les psychonautes consommateurs d’hallucinogènes n’ont en effet aucune difficulté à discriminer leurs hallucinations du monde ordinaire – les deux possèdent un sens de réalité distinct ; mais il n’en reste pas moins qu’ils se refusent le plus souvent à en conclure que les hallucinations sont des instances d’expériences fausses auxquelles correspondraient dans le monde ordinaire des expériences véridiques ; ce qu’ils soutiennent bien plutôt, c’est que leurs expériences hallucinatoires sont des expériences véridiques dont le vérifacteur se trouve non pas dans le monde ordinaire mais dans un « monde autre ».

Comprendre ce qu’il faut ici entendre par « monde autre » sera un des enjeux de cet exposé. Nous mettrons en évidence les limites certaines propositions faites précédemment (notamment par B. Shanon 2002 et S. Beyer 2009) et montrerons que la notion de « monde autre » recouvre en réalité des choses phénoménologiquement et neurobiologiquement fort différentes. Nous distinguerons ainsi entre différents sentiments de réalité et nous suggérerons que ces différents sentiments posent des problèmes philosophiques distincts. Cette discussion des expériences hallucinogènes nous conduira à interroger deux présupposés largement partagés par les théories contemporaines de la perception (qu’elles soient de veine représentationnaliste ou disjonctiviste) : (1) nous critiquerons la thèse parasitiste selon laquelle les expériences fausses sont parasites (ou dépendantes) des expériences véridiques (la question du parasitisme opposa autrefois les représentant du Nyâya – notamment Vâtsyâyana et Uddyotakara –, partisans du parasitismes, aux épistémologues bouddhistes – notamment Vasubandhu –, partisans quant à eux de l’anti-parasitisme ; le parasitisme est aujourd’hui implicitement endossé par des auteurs comme M.G.F. Martin et T. Burge ; nous suggérerons que la prise en compte du sens de réalité dans l’étude de la perception offre de sérieuses raisons d’endosser l’anti-parasitisme) ; (2) nous critiquerons également la thèse anti-individualiste selon laquelle le contenu de la perception n’est pas limité au système nerveux individuel mais s’étend au-delà de l’individu (l’anti-individualisme du contenu a la plus éloquemment été défendu par T. Burge ; nous tenterons de montrer qu’il y a de très bonnes raisons d’y résister). En définitive, notre thèse sera que seule une forme de représentationnalisme largement révisée serait susceptible de rendre compte des expériences hallucinogènes.

 

 


Pierre-Henri Castel

(CNRS, Institut Marcel Mauss)

« Ce que l’histoire de la clinique psychiatrique en France

suggère sur les hallucinations psychotiques »

 

Je partirai du chapitre que Merleau-Ponty consacre au problème de l’hallucination dans la Phénoménologie de la perception, et à la façon dont Lacan, au milieu des années 1950, s’y réfère pour soutenir que l’hallucination psychotique ne saurait être un pur problème de perception, mais plutôt de signification (en particulier dans son commentaire du cas Schreber). En fait, ce renversement de perspective a profondément marqué la clinique hospitalière en France. Il repose probablement sur une méthode d’investigation qui est essentiellement l’entretien oral et l’anamnèse détaillée (les hallucinations ne sont donc pas considérées comme des phénomènes épisodiques, mais comme des faits significatifs dans une trame qui commence à se tisser dès l’enfance et qui comporte d’autres dimensions que les hallucinations, comme les raisonnements paralogique, les troubles de la mémoire, les impressions cénesthopathiques, etc.). L’hallucination acoustico-verbale, essentiellement psychique et péjorative, y joue un rôle central, ainsi que l’« automatisme mental », par opposition aux hallucinations visuelles, notamment.